Sur la route des Missions Jésuites
Terra bolivia, Avec ramiro soriano

1749, le père jésuite Martin Schmidd inaugure l’épopée des missions jésuites dans les plaines de Chiquitos. C’est la dernière avancée de cet empire monumental que la Compagnie de Jésus a établi dans le Nouveau Monde depuis un siècle environ. Avec une volonté de fer et une troupe de curés irréductibles, Martin Schmidt se lance dans la plus humaniste des colonisations jamais connues.


Il y a longtemps déjà que ces soldats de Jésus s’interrogent sur le rôle de l’Eglise dans ce fabuleux processus, dur et sanglant, qui a mis face à face les conquistadores et les Indiens du Nouveau Monde. Martin Schmidt se dit que dans ces plaines surélevées, au nord de la ville de Santa Cruz de la Sierra, il pourra enfin continuer l’œuvre de la mission.


Aidé des multiples talents des Indiens chiquitanos, ce jésuite suisse commence, en 1749, l’édification de la mission de San Javier, première d’une longue série. Bientôt, la première République de Dieu voit le jour. Une école, un atelier de peinture et d’art plastique, une cuisine et une salle de musique sont ainsi érigés autour de l’église, sans oublier l’atelier où des luthiers chiquitanos fabriquent leurs propres instruments de musique. Plus loin, sur un terrain plat, des hommes s’amusent avec un ballon de caoutchouc en mettant deux équipes face à face. Le jeu s’appelle “la Sarina”. Le football est une vieille pratique chez les Latino-Américains.


Schmidt, homme de la Renaissance et humaniste têtu, va fonder, en l’espace de quelques années, une série de missions pour assurer l’aménagement de cette partie du Haut-Pérou. Au fil du temps, les Chiquitanos se font plutôt bien à cette colonisation paternaliste qui les met à l’abri des marchands d’esclaves du Brésil (les “bandeirantes”).


Ce fragile équilibre, dans une société égalitaire à forte création culturelle, sera rompu, en 1767, lorsque les Jésuites seront expulsés de l’Amérique du Sud au profit d’intérêts moins spirituels. Hegel disait bien que l’histoire se produit toujours deux fois dans des circonstances similaires.


1958, un autre père Martin, né à Strasbourg, revivra l’épopée de Martin Schmidt. Le père Martin est rédemptoriste. Il descend les Andes jusqu’au Beni pour rencontrer la tribu Chimane, une des dernières à être restée à l’écart de la civilisation. Au nord de San Borja, là où d’autres jésuites avaient créé les missions de Moxos, le père Martin édifie tout seul la dernière mission du Nouveau Monde.


En l’espace de 20 ans, il alphabétise les Chimanes, leur apprend à se défendre des commerçants sans scrupules de la Selva et protège la mission des compagnies de forêt qui ont pris la place des marchands d’esclaves. En 1995, l’émission Envoyé Spécial de France 2 lui consacre un reportage. On y raconte la fabuleuse histoire de cet homme âgé qui, en dépit de la menace des “madereros”, les compagnies d’exploitation forestière qui défrichent l’Amazonie à la recherche des bois précieux, continue à faire montre d’une volonté de fer pour préserver les acquis matériels que la mission a su procurer aux Chimanes.


Quelque part, dans les forêts boliviennes, le père Martin dort du sommeil du juste. Depuis son décès en 1997, l’utopie est à nouveau menacée, jusqu’au jour où un autre soldat de Jésus viendra reprendre le flambeau pour une nouvelle et vraie rencontre entre deux univers.



Les Missions Jésuites


Les missions jésuites ont toujours fait rêver. Deux grands complexes de missions existaient dans les territoires de la Bolivie actuelle, celui de Moxos dans le département du Beni et celui de Chiquitos dans le nord du département de Santa Cruz. Aujourd’hui, certaines des missions de Moxos (Trinidad, San Ignacio et San Borja) ont été englouties par les inondations successives et achevées par les méfaits de l’architecture moderne.


Tous les ans néanmoins, à San Ignacio de Moxos, vers le 28 juillet (pour la fête de saint Ignace), se déroule l’une des plus belles fêtes de la Bolivie. Elle donne l’occasion d’admirer des danses guerrières d’Amazonie, une profusion de masques et, surtout, “los bajones”, les flûtes de Pan les plus grandes du monde !


Quant aux missions de Chiquitos, elle furent déclarées Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco en 1992. Cet ensemble d’une dizaine d’églises (les plus accessibles étant San Javier et Concepción) fut fondé par le missionnaire Martin Schmidt, à partir des années 1740.


La région de Chiquitos s’étend de Santa Cruz de la Sierra jusqu’au nord du département de Santa Cruz. Plus au Nord encore, commence le parc Noel Kempff Mercado.



Un peu d’histoire


En arrivant là, au XVIe siècle, les Espagnols vont découvrir une quarantaine de groupes ethniques différents. On estime que la population de la région représentait à cette époque un peu plus d’un million d’habitants. Lorsque, dans les années 1550, les Espagnols commencent à pénétrer dans le bassin de Moxos, les premières rencontres ne sont pas amicales. Et le processus d’évangélisation se voit compliqué du fait que les ethnies de la région sont avant tout nomades.


La création de villages ou “missions” ne va donc pas de soi. Ayant obtenu des rois d’Espagne et du Portugal le droit d’évangéliser les Indiens, les jésuites arrivent vers le début du XVIIIe siècle. Issue des familles de la bourgeoisie européenne, l’élite de l’Eglise catholique doit s’habituer à un nouveau mode de vie dans la forêt, avec des Indiens un peu réticents à la sédentarisation. Mais investis de tous les pouvoirs sur ces terres et leurs habitants, les jésuites finissent par bâtir dans l’Amazonie et le Chaco du Paraguay, un empire qui couvre environ deux millions de kilomètres carrés.


Une véritable organisation militaire et communautaire régit ces républiques de Dieu qui doivent affronter les attaques des “mamelucos” et des “bandeirantes”, les marchands d’esclaves. Manu militari, la Compagnie de Jésus réalise les idéaux d’égalité et de partage du Christ.


Les missions sont conçues de façon à pouvoir se défendre des trafiquants d’esclaves. Les Indiens fabriquent des canons rustiques appelés “takuaras”. Taillés dans une bûche d’oranger et renforcés avec du cuir de vache, ils servent trois fois seulement. Le village ne doit être ni trop loin ni trop près des rivières. Les maisons sont séparées par des jardins, et l’église, au centre, avec l’école, domine l’ensemble architectural. Les temples et les missions de la Chiquitania seront construits dans un laps de temps assez réduit.



Les points d’intérêts


Joyaux de l’architecture baroque, déclarées Patrimoine de l’Humanité par l’Unesco, les missions de la Gran Chiquitania, bénéficient d’un climat privilégié et d’une nature généreuse. Cette région de Bolivie, allie à ses beautés naturelles une population Guarani à l’accueil chaleureux et qui, loin des villes, a su conserver ses traditions, sa tranquillité et son art de vivre. La région propose en outre de nombreuses activités : baignades en rivière, pêche au piranha, etc…


Le seul moyen d’accès pour ces villages perdus dans l’immensité orientale reste le 4×4 ou l’avion privé, et le bus si vous avez du temps devant vous. Dans un rayon de 500 km au nord et à l’est de Santa Cruz, se trouvent les “reduccíones” où les missionnaires jésuites rassemblèrent les Indiens qu’ils avaient convertis au catholicisme.


Les villages ont aujourd’hui conservé l’héritage du passé jésuite dans l’architecture des très belles églises qui furent alors édifiées par les indigènes sous les ordres et plans des pères missionnaires. Presque tous ont la même configuration : une place centrale où se dresse l’église flanquée de la demeure des missionnaires et entourée par les ateliers où une partie des Indiens travaillaient.



La Mission de San Javier


La première mission de toute la région (fondée en 1692). Le père Schmidt y établit la première école de musique et un atelier qui produisait violons, harpes et orgues.



La Mission de Concepción


Fondée en 1706, restaurée en 1982. La cathédrale est un véritable joyau. Un havre de paix autour d’une pure merveille.



La Mission de San Ignacio de Velasco


Fondée en 1748. L’église date seulement de 1974. A proximité, le lac Guapomo, idéal pour se baigner ou pêcher.



La Mission Santa Ana de Velasco


C’est la seule église jésuite qui nous soit parvenue intacte, sans restauration, depuis sa construction, en 1755. Nombreux ouvrages d’origine.



La Mission de San Rafael


Construite en 1696. Restaurée par des artisans locaux.



La Mission de San Miguel de Velasco


Considéré comme le joyau des missions des Chiquitos. Construite par des disciples de Martin Schmidt en 1721 et totalement restaurée depuis. Il existe un petit atelier d’artisanat du bois où les indiens continuent d’exercer leur art.



La Musique Baroque de Moxos et Chiquitos


La musique tient une place essentielle dans la culture de la Bolivie. Dans tous les événements à caractère festif, paysan ou religieux, elle a un caractère fortement fédérateur. Elle joue un rôle prépondérant lors des fêtes populaires qui se succèdent tout au long de l’année, qu’elles soient catholiques, andines ou qu’elles témoignent, comme souvent, d’un syncrétisme toujours à l’oeuvre. Par exemple, les offrandes faites à la Pachamama, la terre mère, afin qu’elle bénisse les cultures et procure des récoltes abondantes, sont toujours liées à la musique.


Ce n’est donc pas un hasard si la musique européenne de la fin de la Renaissance et du baroque (espagnol, italien et d’Europe de l’Est) – arrivée dans les malles des maîtres de la chapelle appelés à briller à Potosi et à Sucre (Juan de Araujo, De la Motta) et des missionnaires jésuites (Zipoli, Martin Schmidd) – s’est imprégnée ici de la culture des natifs de la Bolivie de l’époque, connue alors comme le Haut-Pérou ou Royale Audience de Charcas.


A l’exception notable de Zipoli, qui, lui, était à Cordoba, la plupart de ces musiciens se rencontraient à Potosi, le centre économique le plus important de toute la vice-royauté du Pérou (et, avec Séville, la ville la plus riche du monde) et à Charcas qui était alors le siège de la Cour suprême de Justice (Royale Audience). La richesse et le prestige de ces deux villes, rebaptisées Sucre au moment de l’indépendance, attiraient les musiciens les plus renommés d’Europe.


Dans les plaines de l’Amazonie, loin des fastes des églises baroques et des salons mondains de Sucre et de Potosi, les missionnaires jésuites accomplirent l’une des réalisations les plus belles et les plus louables de l’histoire de l’humanité. Les réductions du Paraguay et celles de Moxos et de Chiquitos dans la Royale Audience, que Voltaire décrit dans son Candide, furent autant des “républiques de Dieu”, où l’on fit descendre littéralement le ciel sur terre, que des constructions communistes avant Prudhon et Marx. Dans cet univers en huis clos, les jésuites, souvent des musiciens hors pair, enseignèrent la musique baroque aux moxetenes, guaranis, guarayos et chiquitanos, les tribus de l’Amazonie bolivienne.


« Connaître l’autre pour mieux le convaincre », telle était leur devise. Les ancêtres des Boliviens de l’Amazonie devinrent eux-mêmes, en l’espace d’un demi-siècle (1691-1767), des musiciens remarquables, capables de composer des vêpres, des sonates et des opéras. L’expulsion des jésuites, en 1767, arrêta le processus, mais ne signifia pas sa fin.


La richesse musicale de la Bolivie actuelle est tout simplement fabuleuse. Royaume de la musique andine par excellence. Néanmoins, pour une raison qui reste inexpliquée, la musique baroque bolivienne ne connut ni l’engouement ni la reconnaissance qu’elle méritait, jusque dans les années 1990. Peut-être parce que les meilleurs musiciens espagnols comme Juan de Araujo, dont les œuvres sommeillaient dans les archives boliviennes, furent oubliés par l’histoire officielle espagnole pour avoir préféré à leur terre maternelle le Haut-Pérou et les fastes de Potosi et de Charcas. Peut-être aussi parce que la Bolivie possède des trésors de musique baroque composés et préservés par ceux que certains appellent encore “los indios”. Aujourd’hui, le travail mené, à partir de la France, par Alain Pacquier et Gabriel Garrido, avec le soutien de la Fondation Paribas, et en Bolivie, par l’équipe de Corale Nova (Nawrot, Soriano entre autres) est en train de remettre les pendules à l’heure. La Bolivie est en possession, à Sucre et à Chiquitos, de manuscrits originaux du XVIIe – XVIIIe siècle. Il faut signaler que la musique de l’Amazonie fut conservée par les tribus chiquitanos et guarayos pendant deux cents ans avec une passion et un amour gardés secrets et dans l’indifférence générale. Pour eux, les partitions des “aïeux” étaient un trésor sacré qu’il fallait préserver de l’humidité et de la chaleur.


Sans le savoir, on jouait à San Javier, Concepción et San Ignacio des œuvres du XVIIIe, certaines d’entre elles composées par Zipoli, Schmidd et leurs ancêtres de la forêt. Sous la houlette des organisations communales locales (Cabildos Indigenas), la Bolivie a su préserver un trésor, qui comme celui de Potosi qu’elle offrit jadis à l’Europe, est aujourd’hui présenté à l’humanité tout entière.


Extrait rédigé en collaboration avec Ramiro Soriano, directeur de Corale Nova, La Paz.



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