Déchiffrer la Bolivie à travers ses masques
Sergio soliz
Le carnaval, en Bolivie, est une fête qui se matérialise par un déferlement d’enthousiasme et de couleurs. Le peuple se joint au jeu des danseurs et les festivités sont une bonne excuse pour abolir les hiérarchies, pour vaincre les tabous et pour laisser s’exprimer, derrière les masques, tous ces mondes occultes ou réprimés conservés dans l’inconscient individuel ou collectif.
Le carnaval bolivien a acquis une réputation mondiale et celui d’Oruro, qui accueille chaque année 28 000 danseurs, 10 000 musiciens et près de 450 000 spectateurs, est inscrit sur la liste du patrimoine oral et immatériel de l’humanité.
En février, les fanfares envahissent les rues avec vigueur et au rythme de leurs mélodies. Des diables, des archanges, des bergers de lamas, des morenos, des caporales (1) et tous autres personnages font leur entrée. Cette diversité représente non seulement l’énorme richesse culturelle de ce pays mais aussi une histoire complexe qui a dû réconcilier au cours du temps la cosmovision de deux cultures : la culture indigène, originaire et cette autre qui, armée de la croix et de l’épée, arriva depuis l’Europe à la recherche de nouveaux territoires en imposant sa culture et sa foi.
Le grand syncrétisme
Le carnaval est devenu ainsi un espace où s’expriment de manière évidente deux manières différentes de voir le monde. La culture indigène a dû s’adapter aux règles coloniales, mais elle ne s’est jamais résignée à disparaitre. En effet, elle profite de chaque opportunité pour insérer ses propres contenus et ses appréciations sur le monde et pour ouvrir un espace, bien que minimum, à ses coutumes abolies et à ses dieux écrasés. La culture officielle est arrivée en Amérique latine avec ses fêtes religieuses dont la célébration s’accompagnait de danses variées lors des processions ou théâtralisées dans un but instructif et de catéchèse.
C’est ainsi que la Vierge et les saints importés depuis le vieux monde ont été introduits dans le monde andin. Et dans l’esprit du conquis, il s’est formé une sorte de superposition entre ce qui était connu et ce qui était imposé. La Vierge Marie a été assimilée à la Pachamama (la Terre Mère à qui la culture indigène rend hommage) et les diables et l’enfer ont été associés au manqhapacha (le monde du bas) où, selon la cosmogonie andine, habitaient les êtres du mal.
À la fin du XVIIIe siècle, les danses ont finalement été interdites dans les fêtes religieuses et une bonne partie d’entre elles furent récupérées par le carnaval qui acquit alors un rôle prépondérant dans la religiosité et la spiritualité indigène. C’est donc dans ce cadre que les coutumes et les rites réprimés remontent à la surface, profitant de cette parenthèse de permissivité pour remémorer des cérémonies interdites habituellement. Le carnaval nous offre de nombreux exemples dans lesquels on peut discerner des facettes du cadre théorique que nous venons de développer.
Bouffons, avocats et esclaves
Dans le cas de la danse des auqui auquis, on se moque des autorités espagnoles qui sont représentées par des vieillards courbés et au long nez qui dansent drolatiquement avec leur canne. Pendant la république, cette danse folklorique, pratiquée principalement dans la ville de La Paz, fut l’objet de certaines modifications.Sous le nom de « doctorcitos », on en a fait une variante en désignant comme nouveaux sujets de moquerie les avocats qui s’engageaient dans la vie politique de l’état bolivien et que le regard populaire accusait d’inefficacité dans l’exercice de leurs fonctions publiques.
Quant aux aspects historiques inclus dans la danse, il n’y a pas meilleur exemple que la danse de la morenada. Ici, on fait particulièrement référence à l’importation d’esclaves en Amérique, esclaves qui ont servi de main d’œuvre dans les tâches agricoles et minières, supportant de dures journées de travail en compagnie des indigènes. La morenada imite la marche triste et fatiguée de ces esclaves venus d’Afrique.
Un de ses principaux éléments musicaux est la matraque, une caisse en bois avec une roue dentée et une languette qui produit, en tournant, un bruit sourd et monotone qui rappelle les chaînes des esclaves marchant avec des fers aux pieds. Le masque montre des visages graves et tristes avec de grosses lèvres et un indéniable faciès afro. Le Kusillo est quant à lui le personnage de la danse d’origine précolombienne du même nom. C’est un esprit farceur, qui se joue des paysans et chaparde les graines au moment des semailles. Il est représenté comme un bouffon, avec un masque très coloré, souvent surmonté de cornes, et doté d’une grande bouche moqueuse.
La lutte entre le bien et le mal
Enfin, le sujet religieux est clairement décrit dans une danse qui est, par ailleurs, l’icône du carnaval d’Oruro : la diablada, un autre produit hybride où se mélangent deux croyances d’origine différente sur un même sujet, le diable. Présent dans le quotidien de la vie des mineurs qui exploitent les profondeurs de la terre, le diable ou « tío » (oncle) comme il est nommé dans cette zone, est une figure qui inspire la peur et le respect et qui est, par conséquent objet de dévotion.
Il s’agit du grand seigneur du bas monde à qui il faut plaire si l’on veut conserver la vie et trouver des veines riches en minerai. Ainsi, la diablada représente la lutte entre le bien et le mal et cette confrontation théâtralisée dans la danse est celle que subit aussi le mineur dans son for intérieur ; car pour lui, c’est le diable qui arrache le peuple à la vie vertueuse de la culture de la terre et l’emmène vers les profondeurs des cavernes en le tentant avec les richesses du sous-sol.
Dans la diablada, il y a plusieurs groupes de danseurs parmi lesquels Lucifer se distingue grâce au coloris de ses vêtements et fait face à l’Archange Michel. On y trouve aussi les chinasupays, ou femelles du diable, les archanges secondaires et un total de 40 diables distribués dans 7 groupes qui font allusion aux sept péchés capitaux. La lutte entre le bien et le mal a commencé et il est évident qu’il faut prendre le temps d’examiner soigneusement les symbolismes représentés à travers les masques pour pouvoir apprécier le carnaval dans une perspective non seulement esthétique mais aussi historique.
(1) Caporales : danse bolivienne dont le personnage principal est le « caporal », le plus souvent un métis qui, muni d’un « chicote » (fouet), encadre les esclaves.