La légende de l’Ekeko
Terra bolivia

Voici l’épreuve du feu que le noble et héroïque peuple de La Paz fut obligé de supporter.


Introduction


Imaginez une pittoresque cuvette éclatante de lumière dont les pentes abruptes tombent des rebords de l’altiplano, et où dévalent les eaux du furieux Choqueyapu . Les Espagnols, venus de l’autre côté de « la grande flaque » et subjugués par la sauvage beauté du paysage, y ont planté le blason de Castille et fondé en 1548 une « ville de paix » sous la direction de leur chef Don Alonso de Mendoza …

Une terrible épreuve du feu allait décider s’il serait possible que la ville, née du rêve pacificateur de Pedro de La Gasca, continue d’exister pour vivre les grands événements d’un futur prometteur. Cette épreuve de feu pour la ville de « la discorde dans la concorde » fut le grand soulèvement de l’année 1781. Au cours de cette épopée, blancs et indiens confrontèrent leur courage, et prouvèrent leur abnégation et leur profond amour, les uns pour conserver la ville où pourrait prospérer leur orgueil hispanique, les autres pour la conquérir et en faire le bastion de leur rébellion.

Poussés par l’esprit ancestral des autochtones, personnifié par le chef rebelle Julián Apaza , et par l’esprit de la terre et de l’amour à la patrie incarnés par sa femme, la vice reine Bartolina Sisa, les indiens se lancèrent à l’assaut des murailles et des fossés que les défenseurs avaient préparés à la hâte autour de la ville. De l’autre côté, le courage et la vigueur des Espagnols et des créoles, dirigés par Don Sebastián de Segurola, traduisaient le serment de mourir si nécessaire au pied de ces mêmes remparts pour la défense, plus que de leurs vies, de la magnifique destinée de leur ville.

Ainsi éclata le sanguinaire combat. A l’aube du 14 mars 1781, une multitude d’indiens en armes et décidés à en découdre se massaient sur les hauteurs de La Paz. Ils avancaient au son martial de leurs pututus dont la vibration se répercutait dans la cuvette, comme s’il s’était agit d’une immense guitare. Au coucher du soleil, des centaines de brasiers, allumés par les insurgés au sommet des montagnes environnantes, brillaient comme des yeux vigilants et rougis par la haine, annonciateurs d’un siège implacable.

A partir de ce jour, plusieurs lieux dits des alentours proches de la ville : San Pedro, Carcantía, Santa Teresa, Potopoto, Santa Bárbara, San Juan de Dios, Las Recogidas, Churubamba, San Sebastián, La Paciencia et Caja del Agua devinrent le théâtre d’un combat obstiné, la « terre de personne », là où, jour après jour et nuit après nuit, on livrait bataille sans répit et sans faire de quartier.

C’est au cœur de cet épisode ensanglanté de l’histoire de la ville de Nuestra Señora de La Paz, que la légende de l’ekeko prit force et s’enracina dans les croyances populaires, comme nous allons le voir.


Encouragée par l’amour d’un jeune homme travailleur de sa classe


Paulita Tintaya était une jeune fille en âge de se marier ; elle faisait partie des biens que Don Francisco de Rojas, un Espagnol qui habitait la ville de La Paz, avait reçu du Roi d’Espagne comme récompense pour sa loyauté. Paulita avait été transférée du domaine de Rojas, qui était dans les alentours de Laja , à la ville de La Paz, pour être mise au service personnel de la fille de Don Francisco, la belle Doña Josefa Ursula de Rojas Foronda, dont la résidence se trouvait sur l’une des places principales de la ville.

La jeune femme avait épousé le Brigadier Don Sebastián de Segurola, Gouverneur et Commandant d’Armes de la ville et de sa jurisdiction. Paulita faisait partie de la dot de Doña Josefa ; et logeait avec sa maîtresse dans la résidence des De Segurola. Néanmoins, la riche maison où Paulita servait lui semblait une cage dorée dans laquelle, comme un oiseau, elle était privée de liberté, la plus douce des libertés, celle de pouvoir aimer et de passer du temps comme bon lui semblerait avec l’homme qu’elle aimait.

Il venait du même domaine qu’elle. Il était le plus beau jeune homme du village ; un jeune homme robuste, qui travaillait fort aux labours, et épouvait un amour intense pour Paulita avec qui il espérait avidement trouver le bonheur. Ils avaient vu grandir leur idylle, du temps où tous deux étaient bergers, dans les paisibles après midis passés avec leurs brebis près du village de Laja. Les années de l’adolescence passèrent, et ils avaient enfin l’âge pour se marier, comme ils le souhaitaient tant. Mais une volonté plus forte que leur ardent désir de bonheur avait ordonné que la jeune fille soit immédiatement envoyée à La Paz. C’était l’ordre irrévocable de Don Francisco de Rojas qui avait tout pouvoir sur les terres comme sur les vies. Il voulait que Paulita soit la domestique de Doña Josefa. Cette même volonté qui faisait partir la jeune indienne, contraignait le malheureux amoureux à poursuivre son travail aux champs, sans la possibilité de rejoindre sa bien-aimée.

La dernière fois qu’ils s’étaient vus, Isidro Choquehuanca -tel était le nom du jeune homme- avait donné à Paulita, comme un symbole désespéré de son amour, une petite amulette de plâtre qu’il avait fabriquée lui même et qui, selon la vieille tradition de son peuple, était le fétiche qui veillerait sur le bonheur de ceux qui lui confieraient leurs désirs secrets. En accord avec ses rites et croyances personnelles, Isidro Choquehuanca avait essayé de reproduire sur la statuette la figure et la silhouette de son maître, Don Francisco Rojas, un homme petit et rondelet, au visage rougeâtre, couleur qu’il avait pu reproduire sur l’amulette.

Isidro avait également essayé de lui donner une mine souriante et bonasse. L’artisan improvisé avait bien travaillé pour donner à la figurine une impressionnante ressemblance avec Don Francisco, parce que c’était précisement lui, l’être omnipotent duquel dépendait le sort des deux jeunes amoureux. Isidro lui avait donné un aspect plein de bonté pour qu’il soit clément avec eux.

Enfin, en accord avec les superstitions populaires, il avait doté la statuette de plusieurs accessoires miniature : de petits vêtements pour le couvrir, des petits sacs d’aliments et de petits instruments de labour qu’ils avait placés sur son dos, enfin tout ce qui pouvait faire le bonheur d’un foyer comme celui que Choquehuanca rêvait de fonder avec Paulita.

Au terme d’un dernier après-midi passé ensemble dans la tendresse de leur amour et scellé des serments d’amour et de larmes, ils se séparèrent. Isidro était triste, prisonnier qu’il se sentait des travaux de l’hacienda ; Paulita, serrant le fétiche contre sa poitrine, s’en allait de son côté accomplir ses nouvelles tâches.

Paulita et Isidro attendirent longtemps que l’ekeko produise le miracle de les réunir. Mais non seulement le destin ne leur avait pas été favorable, mais de surcroît il avait anéanti leur souhait avec l’émeute des indiens et le siège de la ville. Le terrible combat des races avait creusé des abîmes de sang et de haine entre les dominateurs et les dominés, et il avait divisé irréconciliablement la ville où elle vivait, et la campagne où il labourait.


La ville de La Paz assiégée


Pendant trois mois la courageuse ville avait été complètement isolée du monde. Privée de l’eau, qui avait été abondante et bruissante, arrivant en torrents par les pentes de Chacaltaya, mais qui avait été déviée par les assiégeants, les habitants pouvaient à peine compter sur les trois ou quatre sources peu abondantes que l’on trouvait dans l’enceinte assiégée. Sans aliments ni provisions – tous les chemins menant à la ville avaient été coupés par les indiens révoltés-, on aurait dit que La Paz et ses milliers d’habitants allaient succomber irremédiablement. Le seul espoir était qu’une importante force militaire, venue de l’extérieur, puisse venir à son secours. Mais ce miracle semblait impossible, car les appels à l’aide et les demandes de secours désespérés n’avaient obtenu ni réponse ni promesse.

Pendant ce temps, les habitants affamés devaient combattre jour et nuit, sans trêve ni repos, pour repousser les assauts des tenaces assiégeants. Les celliers, les dépôts et tous les endroits où les provisions étaient vendues ou stockées, étaient vides. Les familles les plus riches, dans leur désespoir, se nourrissaient des harnais de leurs montures et d’autres objets en cuir dont ils obtenaient, après les avoir fait bouillir avec patience, une sorte de « consommé » au goût insipide. Les ânes, chiens et chats qui avaient eu le malheur de rester en ville quand le siège commença, avaient été dévorés par des gens affamés. Parfois, la nuit, des gens désespérés osaient aller aux alentours pour chercher dans le noir des herbes et des ordures afin de soulager leur faim. Cela devint si insupportable et si intense qu’on en vint à oublier les valeurs les plus sacrées. Une femme qui avait perdu la tête de désespoir tua son fils âiné pour que les plus petits aient à manger et sauvent leur vie. Des bijoux, de l’or, de l’argent et la vaisselle finement travaillée fûrent échangés pour quelques grains de blé ou de maïs. Enfin, la faim et la mort étaient devenues si horribles dans la ville, que seuls un héroïsme et une abnégation surhumains pouvaient empêcher une humiliante et douloureuse capitulation.

Néanmoins, dans ce cadre de désolation et d’angoisse, dans le coin d’une petite maison, un fait inexplicable survint. Il y avait de petites quantités de provisions qui se renouvelaient comme par enchantement une fois qu’elles avaient été consommées. Elles n’étaient pas exquises, mais elles suffisaient à sauver de la fatale exténuation une personne, et peut être deux ou trois autres. Ces précieux aliments consistaient en un sac de maïs grillé, une portion de « kispiñas » (sorte de biscuit, fait de farine de quinua) et d’un morceau de « charque » (viande de lama séchée).

L’enviable propriétaire de ce trésor était l’une des domestiques de Doña Josefa : Paulita ! La jeune fille mangeait ses provisions et les gardait en secret dans un coin de la petite piece où elle logeait dans les dépendances. Dans un creux du mur, elle avait placé l’ekeko qu’Isidro lui avait donné, et à côté de lui, elle avait caché les provisions, enveloppées dans des vêtements.


Téméraire visite d’Isidro


Une nuit, Paulita, après avoir accompli ses tâches domestiques pour sa maîtresse, était allée à sa chambre pour se reposer, si l’on peut appeler « repos » une nuit marquée par l’exténuation et la faim. Car ce spectre cruel existait aussi dans la maison de Monsieur le Gouverneur. Ni pour lui ni pour personne, le moindre aliment ne pouvait être introduit dans la ville. Comme pour n’importe quel habitant de La Paz, on ne servait à sa table que des bouillons au goût de cuir ou des morceaux de lanière.

Cette nuit là, donc, Paulita, dans son insomnie affamée, posa machinalement son regard sur le fétiche. Elle se rendit compte qu’il avait, parmi les petits accessoires dont il était paré, de petits sacs de blé grillé, de sucre, de farine et d’autres aliments. Elle s’élança fébrilement pour saisir ces provisions inespérées, quand elle entendit une voix qui l’appelait doucement à la porte. Déconcertée, elle s’arrêta, en suspens.

- Paulita, Paulita, répétait la voix, insistante.

Vite, la jeune fille ouvrit la porte, et avec une immense surprise, vit sur le pas de la porte Isidro, qui aussitôt l’embrassa chaleureusement.

- Isidro, c’est toi vraiment ? Ce n’est pas la fièvre ?
- Oui, c’est moi, Paulita. Mais ne parle pas si haut. Je ne veux pas être vu ni reconnu.

Ils fermèrent la porte et, accroupis dans un coin de la pièce, commencèrent à parler à voix basse.

Avec excitation, il lui raconta comment il était parvenu jusqu’ici. Isidro, comme tous les indiens des villages voisins, s’était enrôlé dans l’armée d’Apaza. Il avait juré de détruire la ville et d’exterminer les blancs et les métis qui y habitaient. Comme son détachement était l’un des plus aguerris, on l’avait affecté à un poste avancé dans la région du « Calvario ». Là il avait entendu les récits de plusieurs des habitants de la ville, qui, affamés et exténués, s’étaient livrés aux assiégeants. Il connaissait donc la terrible souffrance que devaient supporter les assiégés. Alors Isidro avait décidé de chercher une manière de protéger sa bien-aimée, et de la sauver d’une telle situation. Au prix de beaucoup de ruses, il avait traversé les lignes des défenseurs pendant la nuit, pour apporter quelques aliments à Paulita.

- Regarde, lui dit-il, en lui montrant un paquet qu’il tira de sous son poncho, je t’ai apporté du « tostado », de la « kispiña » et du « charque ». Je crois qu’avec ceci tu pourras subsister une semaine. Je t’apporterai d’autres provisions lorsque tu en auras besoin.

Une si grande preuve d’amour n’avait pas besoin de mots éloquents. La jeune fille fut très reconnaissante envers Isidro qui, très content, vit que ses sacrifices et son amour étaient compris. Avec la certitude de l’amour tendre et passionné de sa bien-aimée, il repartit avant la pointe du jour occuper son poste de combattant.

Tel était la mystérieuse origine des provisions que, depuis ce jour là, Paulita avait toujours dans sa chambre et qui, placées à côté de l’ekeko, paraîssaient un cadeau de sa grâce bienfaisante dont elle profitait chaque nuit.


"Je défendrai la ville à tout prix"


Un jour – c’était le cinquième mois du siège – alors que le manque d’aliments était presque total, et que Paulita était auprès de sa maîtresse, la jeune épouse du Brigadier, celle-ci, épuisée, s’évanouit. Lorsque la syncope fut passée, dans un délire angoissé, elle demanda un peu d’aliment… Le cas semblait sans espoir, car beaucoup d’autres malheureux avaient commencé ainsi leur fatale agonie. Son mari, l’affligé Brigadier, impuissant à l’aider, avait par ailleurs une grave préoccupation : il devait surveiller, organiser et diriger sans arrêt et personnellement la défense de la ville confiée à lui, contre les assauts des assiégeants qui devenaient chaque jour plus hardis et impétueux. Après avoir regardé tristement l’irrémédiable prostration de sa jeune et jolie femme, il se résigna à partir avec ses lieutenants, qui étaient arrivés peu auparavant et, désolés, lui avaient indiqué que les indiens avaient lancé un autre assaut ; ils avaient incendié quelques maisons à Carcantía et ils étaient en train de démolir, avec des pics, le gros mur qui servait de défense pour San Juan de Dios. Après avoir jeté un dernier regard à sa femme, le Brigadier dit à Paulita, qui était la seule domestique à accompagner Doña Josefa (tous les autres domestiques étaient alités, dans un état d’extrême faiblesse) :

- Je te laisse Madame. Que la volonté de Dieu soit faite. Mais ne l’abandonne pas, ma fille. Et il partit, l’air sombre, avec peut- être la secrète intention de chercher la mort dans le combat.

Alors que Paulita veillait sur sa maîtresse, elle commença à sentir pour elle une profonde pitié. Jeune comme elle était, elle éprouvait pour elle tendresse et affection, et bientôt, avec une généreuse compassion, elle se précipita dans sa chambre d’où elle prit une partie de ses provisions.

Quand le Brigadier de Segurola rentra chez lui, pendant son tour de repos, au lieu de trouver son épouse morte comme il craignait, il vit avec une grande joie que non seulement elle était tranquille et avait récupéré des forces, mais qu’en plus on avait trouvé pour lui quelques aliments soigneusement gardés au fond d’un coffre. Le Brigadier les mangea avec avidité, et sentit, comme par miracle, que son corps presque inanimé reprenait des forces. Seule son énorme responsabilité l’avait jusque-là fait tenir sur pied.

A partir de ce jour, au milieu de la foule des gens affamés et proches de l’agonie, trois personnes affortunées pouvaient manger à leur faim : Doña Josefa, le Brigadier et Paulita, laquelle si généreusement leur avait fait partager son secret.

Mais à vrai dire, le Gouverneur et sa femme ne connaissaient qu’une partie du secret. En effet, Paulita, qui avait la ferme intention d’éviter tout danger à Isidro, avait attribué au généreux pouvoir de l’ekeko le renouvellement miraculeux de son petit stock de nourriture.

Dans toute autre situation, cette drôle d’explication aurait sans doute été soumise à l’investigation de la Sainte Inquisition. Mais dans ces moments où, avec une suprême angoisse, tout le monde avait le souci désespéré de conserver sa vie, elle fut acceptée sans discussion par M. et Mme. De Segurola. Ils rendirent grâce pour le privilège qui leur avait été accordé de sauver leur existence par la généreuse vertu du fétiche indien.


La Paz libérée du siège


Le siège continuait. Pendant six longs mois la ville avait supporté d’inhumaines souffrances. Personne n’avait plus aucun espoir de subsister, et les plus désespérés commençaient à parler d’une capitulation confiée à M. l’Evêque. Grâce à son influence, les brutales et cruelles représailles des vainqueurs seraient peut être attenuées … Alors, mystérieusement, la nouvelle arriva en ville : une puissante armée, dirigée par le Commandant Général Don José Reseguín, approchait. Un miracle eut lieu. Les esprits les plus accablés reprenaient force ; de toutes les maisons, les gens affamés sortaient pour fêter, avec des cris d’une folle joie, leur prochaine libération. En effet, à l’aube du 17 octobre, on vit les assiégeants abandonner précipitamment les collines environnantes et battre en retraite vers la région de Chacaltaya, en même temps que par la route d’El Alto, venant de Potosí, l’armée des libérateurs arrivait, les drapeaux déployés, au son des bombardes.

Le martyre de six mois se mua, comme par enchantement, en un débordant enthousiasme. Les soldats de Reseguin entrèrent dans la ville, acclamés par la foule de La Paz.

Au milieu de ces intenses réjouissances, le Brigadier De Segurola, qui présidait la réception que le peuple offrait comme un hommage à ses libérateurs, ne pouvait cesser de penser au souvenir ineffaçable et émouvant du petit fétiche indien qui lui avait accordé la grâce de vivre, ainsi qu’à sa femme, jusqu’à ce beau jour.


Origine de la foire d’Alasitas


Entre les nombreuses et solennelles célébrations par lesquelles la ville libérée fêtait la nouvelle époque de paix et de progrès, deux évenéments sont d’une importance particulière :

Le premier fut l’ordonnance dictée par le Gouverneur Don Sebastián de Segurola, pour que dorénavant la foire de la ville -qui jusqu’alors était célebrée le 20 octobre, anniversaire de la fondation de la ville-, commence le 24 janvier, comme un hommage envers Nuestra Señora de La Paz, car c’était sous sa protection que la ville avait survécu au siège. De plus, lors de cette foire, l’objet dont on privilégierait la vente ou le troc devrait être l’ekeko, le fétiche indien modernisé selon le modèle que le Gouverneur lui même exposa dans un endroit approprié, et qui était précisement celui que Paulita lui avait donné. Monsieur le Gouverneur ne donna pas plus d’explications sur l’adoption du fétiche, mais il assura que, sur sa parole, ceux qui allaient l’acheter ou l’exposer chez eux possèderaient ainsi une amulette pour leur bonne fortune.

L’autre évenément, moins éclatant et publique, mais pour nous si significatif, fut le mariage de Paulita et Isidro, qui eut lieu peu après et dont le Brigadier et sa femme fûrent les parrains. Quand les patrons de Paulita, désirant la remercier pour la généreuse attitude dont elle fit preuve, lui demandèrent ce qu’ils pouvaient faire pour elle, sans hésiter elle leur répondit que son seul désir était de se marier avec Isidro. La maîtresse appella le jeune homme à La Paz, et aussitôt commencèrent les préparatifs pour le mariage.

Après avoir reçu la benédiction nuptiale les parrains, les fiancés et les invités procédèrent aux traditionnelles agapes dans la grande salle à manger des De Segurola. A côté du gâteau de noces, sur un piédestal fait de confitures, l’ekeko avait un sourire enjoué. En le regardant, les fiancés et les parrains échangèrent un regard complice.

Paulita, assise à côté de sa maîtresse et marraine, entendit qu’elle lui disait doucement :
- Voilà l’amulette qui nous a permis de vivre au milieu de la faim pendant de longs mois. Je l’ai mise là pour qu’elle continue à te prodiguer ses faveurs, et pour qu’elle soit un heureux augure de ton mariage.

La jeune fille répondit, souriante en rougissante, puis elle dût se retourner pour écouter Isidro qui, avec un bonheur éclatant, lui murmurait :
- Tu vois Paulita, il n’a pas été en vain pour nous de confier notre amour à l’ekeko. Il nous a donné aujourd’hui le bonheur que nous croyions avoir perdu.

En entendant cela, Paulita pensa que ce qui au commencement n’avait été qu’un mensonge était maintenant devenu une forte conviction. S’il était vrai que les aliments n’avaient pas été un don de l’ekeko, mais le résultat du profond amour de son Isidro, son bonheur d’aujourd’hui, son illusion accomplie, ne pouvaient être autre chose qu’une grâce accordée par la statuette de plâtre. Dans sa joyeuse gratitude, elle avait envie de prendre l’ekeko et le serrer fortement contre sa poitrine, comme elle l’avait fait lors du triste adieu.


Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, les souvenirs des terribles évenéments de l’année 1781 s’effacèrent. De nouvelles générations peuplèrent la ville, libres du douloureux souvenir qu’elles n’entendaient plus raconter que par leurs grand parents. Mais la tradition de l’ekeko devint populaire et profonde. L’ekeko continua à être le petit roi de la foire. Pour les uns, il était celui qui faisait cadeau des aliments et protégeait de la misère ; pour les autres c’était lui qui accordait le bonheur.

La libération de la ville de La Paz, presque comme une résurrection, apporta en même temps la résurrection d’une tradition indigène. De sympathique superstition optimiste, elle fut adoptée par les gens de toutes les classes sociales qui étaient nés ou qui habitaient à La Paz. Sans le savoir, le Brigadier de Segurola avait dicté une ordonnance qui devait durer plus longtemps que l’indépendance et la République, parce qu’elle était si belle et si inoffensive qu’elle trouva de profondes racines dans l’âme populaire.

C’est pour cette raison que, chaque année, l’ekeko, principal article de la foire, continue à être le roi dans son domaine des alasitas. On l’achète et on le prend chez soi avec toute sa parure, comme un bouquet d’espoirs qu’on voudrait voir réalisés. A sa vertu, louée par la tradition, les gens confient les illusions et les désirs qu’ils voudraient voir se réaliser dans le futur.



Traduit de Antonio Díaz Villamil, Leyendas de mi tierra, Editorial América srl, La Paz

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